Il eut un léger sursaut.
Cette simple phrase,
cette intonation emplie d'hésitation et d'appréhension,
le frappa de plein fouet.
Un pincement au cœur le traversa,
suivi d’une vague de culpabilité.
Pourquoi réagissait-il ainsi ?
Elle ne lui avait rien fait.
Rien de mal, en tout cas.
Et pourtant,
il l'avait instinctivement rejetée,
effrayé par l'inconnu.
Il se mordit l'intérieur de la joue.
Idiot.
Il n'avait même pas pris en compte ses sentiments.
Elle faisait des efforts pour lui parler,
pour s’adapter à lui…
et lui,
il l'avait repoussée sans réfléchir.
⋯
Ensuite, il réalisa quelque chose.
Il ne savait toujours pas quel âge avait cette entité,
ni quel était son véritable objectif.
Il ignorait même ce qu'elle était réellement.
Mais trois choses étaient certaines.
Premièrement :
Elle donnait tout ce qu’elle avait
pour réussir à communiquer avec lui.
Comme si chaque mot était une victoire,
la chose la plus importante à ses yeux.
Deuxièmement :
Elle était attentive à lui.
Elle cherchait à comprendre ses réactions,
à percevoir ses émotions :
la peur, la tristesse, la colère, le rire…
Comme si chacune de ses sensations
comptait réellement pour elle.
Et troisièmement…
Depuis combien de temps était-elle là ?
Elle l'avait observé pendant des années,
peut-être depuis sa naissance.
Mais alors…
Pourquoi choisir ce moment précis
pour lui parler ?
⋯
Plongé dans ses pensées,
il sursauta en entendant à nouveau la voix.
Cette fois plus douce,
presque timide :
— Moi… peu… répond… question… toi…
Il fut surpris.
Presque déconcerté par une telle évidence.
Lui qui s’enlisait dans un raisonnement chaotique
venait d’être tiré de sa confusion
par seulement cinq mots ?
Un léger rire lui échappa.
Il secoua doucement la tête
avant de lever les yeux.
Même s’il ignorait où se trouvait exactement l’entité,
il esquissa un sourire.
Sincère et apaisé.
La voix, hésitante,
sembla vibrer d’une lueur enfantine :
— Plaisir… moi… voir… Kael… sourire…
Son sourire s’agrandit légèrement.
Il comprit alors.
Une partie d’elle était innocente, sincère.
Et à partir de maintenant,
il ferait l’effort de la prendre en compte.
⋯
Il commença par lui poser la question
qui lui brûlait les lèvres :
— Qui es-tu ? Qu’es-tu ?
Un silence s’installa.
Comme si l’entité hésitait.
Puis, d’une voix perdue,
tremblante,
elle répondit :
— Moi... vouloir... tout... répondre... mais... moi... encore... brume... mémoire... moi... pas... tout... connaître... réponse... toi... pardonner... moi... si... pas... bien... répondre…
Kael pencha légèrement la tête.
Il comprenait.
Elle cherchait à lui répondre,
mais quelque chose l’en empêchait.
Il lui adressa un regard doux
et déclara d’une voix calme :
— Ce n’est pas grave du tout. Prends ton temps.
Je suis là pour t’écouter, mais ne te force pas.
La brume ondula légèrement autour de lui,
comme soulagée.
— Moi… souvenir… cassé… beaucoup… morceaux… doit… retrouver…
— Morceaux… où… ?
— Sais… pas…
Kael sentit une pointe de tristesse
en entendant sa réponse.
— Moi… nom… pas… souvenir… pardon…
Il fronça légèrement les sourcils.
Elle ne se souvenait même pas de son propre nom.
Il hésita,
puis demanda doucement :
— Est-ce que je peux t’aider à le retrouver ?
Un silence.
Puis elle répondit :
— Moi… sentir… attirer… ici… mémoire… toi… doit… trouver…
Il réfléchit.
Analysa chaque mot.
Puis demanda :
— C’est toi qui as été attirée ici ? Ou c’est moi ? Ou bien… une partie de ta mémoire ?
Elle sembla hésiter.
Puis, lentement :
— Toi… et… moi… attirer… mémoire… moi…
Kael hocha la tête,
satisfait d’avoir sa réponse.
— D’accord… Alors, c’est ici que tu ressens ta mémoire ?
— Oui… mais… ici… mais… bouger… beaucoup… partout… vivant…
Comme à son habitude,
il répéta pour être sûr :
— Donc… ta mémoire est ici ?
— Oui…
— Et elle bouge ?
— Oui…
Il marqua un temps.
"Vivant"…
Est-ce que cela signifiait que son souvenir était une créature ?
Ou qu’une entité vivante le retenait ?
Il tenta la première piste :
— Ce souvenir… il est vivant ?
— Non…
C’était donc l’autre possibilité.
Avant même qu’il ne parle,
la voix ajouta, plus pressante :
— … Chose… vivante… famille… moi… pas… faire… mal… lui… stp…
Kael se figea.
— Famille… ?
— "Famille"… ?
— Que voulait-elle dire ?
Kael observa attentivement la brume,
écoutant chaque mot
avec une concentration accrue,
cherchant à démêler les fils
de cette conversation étrange.
Lorsqu’il posa sa question,
il attendait une réponse
qui, de toute évidence,
ne viendrait pas sans un certain flottement.
— Qu’est-ce que tu veux dire par famille ?
La voix hésita.
Plus fragile que d’habitude :
— Moi... pas... être... sûr...
Mais... sentir... que... lui... triste... loin... moi...
⋯
Kael se sentit déstabilisé.
Le flou autour de la réponse le troubla.
Ce n’était pas comme les questions précédentes,
plus directes.
Il prit un moment.
Puis, cherchant à avancer :
— Ce qui bouge, fait partie de ta famille ?
La réponse vint,
tremblante, pleine de crainte.
Comme si elle redoutait sa réaction :
— Oui...
Kael comprit immédiatement
que la réponse n’était pas facile à donner pour elle.
Il réalisa qu’il avait mis de la pression
involontairement,
et se dépêcha de la rassurer :
— Non, désolé… Désolé, tu n’as pas à t’inquiéter.
Je suis un peu perdu,
mais je veux comprendre,
donc n’aie pas peur.
Tu peux parler librement, d'accord ?
Il perçut alors un léger reniflement,
comme si elle avait retenu une émotion profonde,
une sorte de chagrin qu’elle peinait à contenir.
Kael fronça les sourcils, inquiet,
mais ne dit rien de plus.
Préférant lui laisser de l’espace.
⋯
Il posa alors une question
pour confirmer ce qu’il pensait avoir compris :
— Tu ne veux pas que je la blesse,
parce que c’est ta famille,
et elle est triste car elle est loin de toi ?
C’est bien ça ?
Un souffle.
Puis une réponse immédiate :
— Oui !
Une affirmation enthousiaste,
pleine de soulagement.
Kael sourit légèrement,
reconnaissant cette clarté dans ses réponses,
soulagé de pouvoir enfin saisir
une partie du mystère qui l’entourait.
Mais il savait que ce n'était qu’une petite victoire.
Il n'était qu’au début
de la compréhension de ce qu’elle était,
et de la relation étrange mais intime
qui se tissait entre eux.
⋯
Kael essaya de rassembler ses pensées,
mais l'entité semblait vouloir l’aider,
d’une manière qu'il peinait encore à comprendre.
Il la regarda —
ou plutôt ressentit sa présence —
et, avec un peu de confusion, demanda :
— Bon, va falloir t’aider on dirait,
donc dis-moi ce que je dois faire !
Elle prit un instant.
Semblant chercher ses mots
avec toute la concentration qu’elle pouvait réunir :
— Toi... nouveau... corps... fort...
nouveau... os... fort...
par... première... épreuve... réussi.
Kael se figea.
Ses mots le déstabilisèrent.
Un frisson lui parcourut l’échine.
La voix de l’entité était calme,
mais il sentait qu’elle transmettait
un message important.
Comme si chaque mot
était une étape vers quelque chose de plus grand.
⋯
Puis Kael se tourna vers elle,
le cœur lourd d’un doute croissant.
Un éclair de compréhension
traversa son esprit.
Mais il ne pouvait s’empêcher de demander :
— Tu étais là…
C’est toi qui m’as fait subir tout cela ?
Les mots de Kael semblaient suspendus dans l’air.
Une question sans réponse.
Il attendit,
le cœur battant.
Mais rien ne vint.
L’entité resta silencieuse.
Ses yeux brillants fixés sur lui.
L’atmosphère devint lourde.
La tension palpable.
Puis,
avant qu’il ne puisse formuler une nouvelle pensée…
un frisson glacé l'envahit.
Comme une vague
qui venait de se briser
sur son esprit.