Avant que le monde ne vacille,
il y eut d’abord des absences.
De celles qu’on ne comprend pas,
mais qu’on ressent.
Ce soir-là, Lyana attendait bien plus le retour de son frère qu’elle ne le crut.
— Allez, viens au moins samedi ! Juste une heure, promis, insista Saya.
Lyana referma son sac avec précipitation, lissant d’un geste distrait une mèche de cheveux tombée sur son front.
— Hmm… Je verrai.
— Ce "je verrai", c’est un "non" déguisé, avoue, soupira son amie avec un air boudeur.
Lyana lui répondit d’un sourire amusé, avant de jeter un coup d’œil à son téléphone.
— Déjà cette heure-là ?! Désolée, faut que j’y aille !
Elle se détourna brusquement et se mit à trottiner vers son immeuble, son sac ballotant contre sa hanche.
Un frisson d’excitation la parcourait.
Aujourd’hui, Kael rentrait plus tôt du travail.
Il lui avait envoyé un message dans l’après-midi, et elle comptait bien en profiter.
Ces derniers temps, ils passaient moins de temps ensemble,
alors elle voulait monopoliser toute son attention ce soir.
Elle poussa la porte de l’immeuble et se précipita vers l’ascenseur.
Son regard glissa aussitôt vers l’écran indiquant l’étage :
il montait lentement, s’arrêtant au sixième, puis au septième.
Quelqu’un l’avait déjà pris.
Elle tambourina des doigts contre sa cuisse, une pointe d’agacement la gagnant.
Huitième étage…
Pause.
Septième… Sixième… Cinquième…
Elle sentait chaque seconde s’étirer douloureusement,
comme si le temps se moquait de son impatience.
Quatrième… Arrêt.
Elle expira bruyamment.
Tant pis.
D’un pas vif, elle tourna les talons et grimpa les escaliers deux à deux,
son cœur battant plus vite, autant à cause de l’effort que de l’excitation.
Arrivée presque essoufflée devant l’appartement,
elle prit une seconde pour reprendre son souffle
avant de poser son doigt sur l’écran du digicode.
Elle entra rapidement le code,
puis appuya son doigt sur le capteur biométrique.
Un bip retentit,
et la porte se déverrouilla d’un claquement mécanique.
— Kael ! Je suis rentrée !
Silence.
Son sourire s’effaça légèrement.
Il avait dit qu’il rentrerait plus tôt…
alors où était-il ?
Elle referma la porte derrière elle et se dirigea vers le salon.
La télé était allumée, projetant une lueur bleutée sur les murs.
Elle savait que son frère travaillait dur.
Trop dur pour subvenir à leurs besoins.
Il revenait souvent tard, exténué, les vêtements abîmés,
parfois même tachés de sang séché ou déchirés.
Il esquivait toujours les questions.
Répondait vaguement.
Sans jamais entrer dans les détails.
« Rien de grave », disait-il.
Mais elle voyait bien la fatigue dans son regard,
les cernes qui s’approfondissaient de jour en jour.
Et Kael ne trahissait presque jamais une promesse faite à sa sœur.
Sauf… pour leur sécurité.
Alors, pourquoi n’était-il pas là ?
Elle s’approcha, intriguée.
Un journal télévisé défilait sur l’écran,
un présentateur sérieux face à la caméra.
« … une découverte astronomique surprenante.
La comète Aeternum suscite de nombreuses interrogations.
Les scientifiques rapportent que sa trajectoire pourrait subir une légère altération… »
Elle haussa un sourcil.
Une comète ?
Ah oui… elle en avait vaguement entendu parler.
Mais pourquoi la télé était-elle allumée ?
Son regard se posa sur la table basse.
Un verre d’eau, à moitié rempli, posé juste au bord.
Une fine trace d’humidité sous le fond du verre.
Elle frissonna.
C’était étrange.
Il n’y avait personne…
et pourtant, ce verre n’était pas là ce matin.
Un bruit derrière elle la fit sursauter.
Elle se retourna trop vite,
son pied accrocha le tapis et—
— Ah !
Elle chuta en arrière, atterrissant lourdement sur le canapé.
Un bref mutisme.
Puis elle éclata de rire.
— Pff, quelle maladroite…
Elle se redressa en grimaçant.
Elle se frotta distraitement le cou
avant de ressortir son téléphone.
Pas de nouveaux messages.
Juste celui qu’il lui avait envoyé plus tôt dans la journée :
« Je finis plus tôt aujourd’hui ! On se fait une soirée ensemble ? :) »
Son sourire s’effaça lentement.
S’il avait fini plus tôt…
alors pourquoi n’était-il pas rentré ?
Ses doigts se crispèrent autour de son téléphone.
Une drôle de sensation s’insinuait en elle,
comme un poids invisible qui lui comprimait la poitrine.
Elle releva les yeux vers la porte d’entrée,
espérant l’entendre s’ouvrir d’une seconde à l’autre.
Mais seul le bruit du journal télévisé répondait à son attente.
« … une anomalie inexpliquée.
Les experts peinent à comprendre l’origine de cette modification soudaine… »
Un frisson lui parcourut l’échine.
Où était Kael ?
Elle fit quelques pas nerveux dans l’appartement,
ses pensées s’emballant.
La veste et les chaussures de Kael avaient disparu.
Il n’était pas rentré.
C’était certain.
Elle poussa un léger soupir.
Il n’était pas là… encore une fois.
Une pointe de déception lui serra le cœur,
mais elle se força à chasser cette sensation.
Peut-être avait-il eu une tâche de dernière minute ?
Il rentrerait sûrement plus tard…
Oui.
C’était ça.
Son regard balaya rapidement l’appartement,
avant qu’une idée ne germe dans son esprit.
Ce n’était pas grave.
Au contraire… c’était même l’occasion parfaite !
Elle pouvait en profiter pour lui préparer son plat préféré.
Avec un peu de chance,
cela le surprendrait
et lui arracherait un vrai sourire.
Pas l’un de ces petits rictus fatigués qu’il lui lançait ces derniers temps.
Sans perdre une seconde, elle attrapa son sac et ressortit dans la rue,
l’air du soir lui caressant la peau.
Direction l’épicerie du quartier, encore ouverte à cette heure-ci.
Une fois à l’intérieur, elle déambula entre les rayons,
ses doigts frôlant les produits
en réfléchissant à ce qui ferait le plus plaisir à Kael.
Il aimait les plats simples mais savoureux.
Et surtout, il adorait la viande bien assaisonnée.
Elle s’arrêta devant le rayon boucherie,
hésitant entre plusieurs morceaux
avant d’opter pour une belle pièce
qu’elle pourrait préparer avec sa marinade préférée.
En passant devant l’étal des légumes, elle fronça légèrement les sourcils.
Il faisait toujours la grimace devant les légumes verts,
mais elle savait comment les intégrer pour qu’il ne râle pas.
Un petit gratin avec du fromage fondant, voilà qui ferait l’affaire.
Elle attrapa aussi quelques pommes de terre.
Parfaites en accompagnement.
Elle termina son tour par un passage au rayon des desserts.
Kael n’était pas un grand fan de sucreries…
mais il avait une faiblesse pour une chose :
les fruits bien frais.
Elle choisit quelques pommes croquantes
et des baies juteuses,
qu’elle pourrait préparer en salade
avec une touche de miel et de citron.
Satisfaite de ses choix, elle passa en caisse,
avant de rentrer d’un pas plus léger.
Elle imaginait déjà la tête de Kael en découvrant le repas —
et rien que cette idée suffisait à illuminer sa soirée.
En rentrant, Lyana posa rapidement son sac sur le plan de travail
et retroussa ses manches.
Pas de temps à perdre.
Elle s’activa immédiatement,
sortant les ingrédients un à un,
préparant les légumes en gestes précis.
Elle alluma une poêle,
laissa le beurre fondre doucement
avant d’y faire revenir les pommes de terre.
Leur parfum doré embaumait déjà la cuisine.
La viande suivit peu après,
saisie avec soin,
l’odeur des épices se mêlant à la chaleur de la cuisson.
Elle dressa la table avec minutie,
choisissant les assiettes qu’ils utilisaient pour les grandes occasions,
pliant une serviette comme elle avait vu faire dans certains restaurants.
Une petite bougie.
Rien de trop formel.
Juste assez pour lui donner l’illusion d’un moment à deux.
Puis, une fois tout prêt,
elle s’essuya les mains
et jeta un coup d’œil à l’horloge accrochée au mur.
Il était encore absent.
Elle s’installa sur le canapé,
pianotant distraitement sur son téléphone.
Aucun message de Kael.
Elle hésita à lui en envoyer un…
mais se ravisa.
Il finirait bien par arriver.
Le temps s’étira.
Interminable.
Elle alluma la télévision pour se distraire.
Mais son regard dérivait sans cesse vers la porte.
Une heure.
Toujours rien.
Son regard s’assombrit.
Ses doigts se crispèrent sur le tissu du canapé.
Un froid diffus lui mordit la nuque.
Son ventre, jusque-là creux d’impatience,
se fit soudain plus lourd.
Un malaise naissant au creux de son estomac.
Quelque chose clochait.
Elle le sentait.
Elle se leva brusquement,
attrapa son téléphone
et ouvrit la conversation avec Kael.
— T’es où ?
Message envoyé.
Pas de réponse.
Elle fixa l’écran.
Les trois petits points n’apparaissaient pas.
Il ne lisait même pas.
Son regard se posa sur la table parfaitement dressée.
L’assiette fumante.
La bougie qui brûlait doucement.
Les couverts alignés.
Tout semblait figé.
Dans une attente oppressante.
Un nouveau frisson la parcourut.
Plus intense.
Elle se passa nerveusement la main dans les cheveux,
cherchant à se rassurer.
Peut-être qu’il était juste occupé.
Peut-être qu’il avait été retenu.
Mais pourquoi…
n’envoyait-il pas un simple message ?
Elle se laissa retomber sur le canapé,
croisant les bras contre sa poitrine
comme pour chasser cette boule grandissante dans son ventre.
L’appartement, d’ordinaire chaleureux,
lui sembla soudain plus grand.
Plus vide.
Dring.
Un bruit sec.
Tranchant.
Le téléphone fixe,
oublié sur la petite table de l’entrée,
se mit à sonner.
Brisant l’atmosphère suspendue de l’appartement.
Lyana sursauta violemment,
son cœur bondissant dans sa poitrine.
Pendant une fraction de seconde,
son esprit ne sut comment réagir.
Puis l’espoir explosa en elle.
Brutal.
Irrationnel.
Kael !
Elle se précipita,
manqua de trébucher sur le tapis,
et décrocha à la troisième sonnerie, haletante.
— Allô ?!
Une brève pause.
— …Lyana ? C’est bien vous ?
Je suis… je suis le responsable de Kael.
Il n’est pas venu au travail cet après-midi,
et il ne répond pas à mes appels.
Je… je voulais juste m’assurer qu’il allait bien.
Le silence qui suivit résonna dans ses os.
— Il… il avait dit qu’il finissait plus tôt…
— Alors il est rentré chez vous ?
— Non.
Une pause.
Plus lourde encore.
— Je vois…
s’il donne signe de vie, dites-lui de me rappeler.
Click.
Le clic sec de la ligne coupée lui parut brutal.
Elle resta là,
le combiné collé à l’oreille,
incapable de bouger.
Le bourdonnement sourd de la tonalité
remplaça peu à peu la voix.
Mais elle ne l’entendait déjà plus.
Sa main trembla en reposant le téléphone.
Le monde, désormais,
ne tournait plus pareil.
Et dans ce silence pesant…
une pensée qu’elle refusa d’admettre effleura son esprit.
Et s’il n’allait pas revenir ?
Son cœur battait plus fort.
Une sensation sourde s’insinuait dans son ventre.
Un mélange de crainte…
et d’incertitude.
— Non ! Ce n’était pas son genre.
Elle inspira profondément
et jeta un regard par la fenêtre.
Dehors, la nuit tombait lentement.
Les réverbères projetaient une lumière jaune orangé sur le trottoir.
« Il va rentrer.
Il doit juste être retenu… »
Elle se répétait cette phrase comme un mantra,
tentant de calmer le frisson qui lui parcourait l’échine.
Ses yeux revinrent sur la télévision.
« … des signaux anormaux détectés à proximité de la comète.
Nous vous tiendrons informés des prochaines découvertes… »
Elle plissa les yeux.
Pourquoi avait-elle l’impression que quelque chose clochait ?
Un soupir lui échappa.
Elle secoua la tête
et passa une main tremblante sur son visage.
C’était ridicule.
Elle ne s’inquiétait sûrement pour rien.
Mais alors,
pourquoi avait-elle cette boule au ventre ?
Une larme roula lentement sur sa joue.
Dans un geste hésitant,
elle se leva
et se dirigea vers la chambre de Kael.
L’odeur familière de son frère
l’accueillit dès qu’elle franchit le seuil.
Elle prit son oreiller
et le serra contre elle en s’allongeant sur son lit,
cherchant un réconfort invisible.
Ses paupières s’alourdirent.
Elle finit par s’endormir,
une larme encore suspendue sur sa joue.
Mais dehors,
la nuit n'avait jamais été aussi noire,
et Kael n'avait jamais été autant en danger.